L'affaire Choux Gras

Écrit le 22/09/1998

 L a médiation de M. Robert Solé — la première pour moi — parue dans Le Monde daté 20-21 septembre 1998 me semble de moindre qualité que celles de M. Ferenczi. Le style est plus dynamique, plus contemporain, plus direct, et pour tout dire, plus agréable, mais point assez “médiateur”, moins jésuitique aussi. Probablement, avec un peu d'entraînement, la technique viendra, si le talent est déjà présent. Sinon, guère de changements.

Depuis un certain temps j'essaie de comprendre à quoi sert la “médiation” dans mon quotidien habituel et j'ai cette réponse : tenter de justifier l'injustifiable.

Aujourd'hui, je m'intéresse à la page 16 du numéro du journal Le Monde daté 20-21 septembre 1998. On y trouve : un éditorial non signé — donc a priori assumé collectivement par la rédaction du journal —, une “médiation” titrée « Le monstre de M. Starr », enfin le courrier des lecteurs (plus le “colofon” et la rubrique « Il y a 50 ans »). Edito, médiation et courrier se consacrent tout uniment à… l'affaire Lewinsky ? l'affaire Clinton ? l'affaire Starr ? on ne sait plus trop. Disons : « l'affaire des Choux Gras » - la dernière en date du moins, après celles dites « Elf », ou « Deviers-Joncour », ou « Dumas », après celle dite « de Carpentras », après celle dite… Bref, après bien d'autres.

Dois-je l'écrire ? Pour le lecteur assidu du Monde, on devine que le thème sera ce « cahier central » paru une semaine avant (n° daté 13-14 septembre) et consacré à “l'affaire” (celle précisée - qu'on dira ici l'Affaire avec majuscule). D'abord, que disent les lecteurs, que reprochent-ils ou approuvent-ils dans cette autre “affaire” — que l'on dira « du Cahier Central » ou « des Morceaux Choisis » ? De M. Brignon : « Vos motivations réelles étaient-elles l'information ou bien, plus simplement, l'envie de “faire un coup” et d'en tirer profit ? » ; M. Geffroy : « Franchement, vous perdez la tête ! On ne lit pas (en tout cas pas moi) des journaux comme Le Monde pour avoir des détails graveleux […]. Alors cet étalage plus que complaisant […] me dégoûte profondément » ; M. Kujanski : « C'est la fin d'une illusion (…). La parution du réquisitoire de Kenneth Starr génère un sentiment d'indignité » ; M. de Lesterville : « En publiant le rapport Starr en cahier spécial… Le Monde donne un bel exemple de tartufferie journalistique. Vous publiez un éditorial outré pour vous insurger contre cette dérive inquisitoriale complaisamment orchestrée par les médias et dans le même numéro vous livrez au public les morceaux choisis les plus croustillants du rapport ! Vous avez beau jeu de vous retrancher derrière la sacro-sainte nécessité d'informer pour présenter aux lecteurs les parties les plus scandaleuses… en mettant en avant la nécessité d'éveiller la conscience de l'opinion [sur le “néo-moralisme” américain] » ; S. Donzel : « Non au peep-show planétaire du procureur Starr ! Non, surtout, au journal Le Monde branché sur les trous de serrure de la Maison-Blanche ! » ; M. Coulangeon : "La publication des écrits pornographiques de M. Starr, en dépit de l'argumentation alambiquée dont elle a été accompagnée (cachez ce torchon que je ne saurais voir, mais jugez-en plutôt !), procède d'une logique du droit à l'information totale […]. Outre que cette dérive traduit une contagion regrettable de la logique du fait divers, elle participe d'une reconstruction de la hiérarchie des droits qui place le droit à l'information au-dessus de tous les autres […]. Le Monde invente un journalisme nouveau, à l'abri d'une “déontologie” qui est avant tout celle du tiroir-caisse, en se “positionnant” sur le “créneau” de la presse sérieuse à sensation […]. Une sorte de Voici pour cadres supérieurs urbains diplômés à bac+5. Il fallait y penser ».

Les autres lettres sont intéressantes, mais celles-ci rassemblent les critiques les plus évidentes : motivations mercantiles, publication des passages les plus croustilleux (et non « croustillants », une erreur commune), voyeurisme des journaux, tartufferie, jésuitisme, complaisance(s), « logique du droit à l'information » supérieure au droit du citoyen à voir préserver sa vie privée — quelle que soit sa position dans la société. Pour prendre un autre exemple, l'existence d'une enfant illégitime de M. Mitterrand était connue — et notamment de journalistes — bien avant que le fait soit publié avec, plus ou moins — plutôt plus —, l'accord tacite des personnes concernées. Et quand il sortit, on vit bien quel réel scandale éclata : celui de publier des faits n'étant pas sujets à publication dans, justement, des “feuilles à scandale”. Plus tard, le fait réapparut, mais dans un cadre précis, et proprement délictueux : l'affaire des « écoutes de l'Elysée », dont certaines visaient apparemment à protéger le secret de cette naissance illégitime. Donc, tout fait n'est pas nécessairement une information ; comme le précise M. Coulangeon, le droit des personnes précède le « droit à l'information ». De même, le respect des personnes devrait être plus fort que celui de l'équilibre financier d'un organe de presse, surtout si cet organe se prétend “moral” et se révèle moralisateur. Mais lorsqu'on a fait le choix d'assurer cet équilibre d'abord par la publicité, arrive toujours un moment où tout fléchissement des ventes met en péril sa viabilité, car en perdant des “parts de marché”, on perd plus que les 7,50 F que représente le numéro, on diminue toutes ses ressources — et la chute de celles venues de la publicité est plus rapide que celle de la décrue des ventes — en-deçà de tant de numéros vendus, on passe brutalement dans la “tranche inférieure”. Dans ce contexte, la notoriété du journal pèse plus que sa diffusion réelle. Le Monde devait publier, plus que le rapport Starr, les « meilleurs morceaux », non tant pour vendre plus que pour ne pas vendre moins, sous peine de gravement désiquilibrer ses comptes, avec effet boule de neige : moins de revenus des annonceurs, moins de ventes au numéro, donc moins de moyens pour fabriquer le journal, et moins de notoriété, d'où moins de revenus des annonceurs, etc. Simplement, évidemment, mécaniquement, Le Monde était dans l'obligation de publier au moins une partie de ce fameux rapport, sous peine de péricliter. La solution « cahier central » est la plus “honorable”, mais aucun argument moral ne vaut ici.

Pourquoi cette médiation ? Pour, comme écrit, justifier l'injustifiable ? Pas vraiment. Ou du moins pour le justifier d'autre manière qu'il ne semble chercher à le faire. Si ce texte peut “rassurer” certains lecteurs sur la moralité de leur journal, je crois que l'exercice du médiateur vise d'abord à rassurer la rédaction elle-même sur sa moralité : non, nous ne sommes pas aussi avides, intéressés, cyniques et opportunistes que nous le paraissons. La majorité des lecteurs ne se fait pas d'illusions particulières sur la qualité morale du journal, et comme moi l'achètent parce que relativement le moins malhonnête et absolument le plus informé des quotidiens français actuels. Moins partisan que Le Figaro, moins “mode” que Libération, moins sensationnaliste que Le Parisien, moins “renvoyeur d'ascensceur” que tous (bien que, en première page, paraisse une publicité pour un ouvrage de… Robert Solé), etc. Pas plus propre ou moins sale que les autres. J'achète à contre-coeur Le Monde pour être le moins mal informé possible, mais sans illusions. Il serait intéressant de montrer comment, malgré les critiques sans équivoque et très précises des lecteurs, le médiateur, avec des arguments jésuitiques et “tartuffes” prétend n'être ni jésuite, ni opportuniste, et amusant de voir comment, contre ses lecteurs, il reprend l'argument du « droit à l'information » après avoir critiqué « le “terrorisme de la transparence” et le “fondamentalisme de la vérité” qu'incarne le procureur Starr », mais ça n'a au fond guère d'importance : ce médiateur, comme son prédécesseur, ne s'intéresse pas à l'opinion des lecteurs, et très visiblement ne cherche qu'une chose : se rassurer sur sa propre honnêteté. Il vise à s'expliquer à lui-même pourquoi, commettant une série d'actes clairement immoraux (celui-ci, le montage de « l'affaire Dumas », l'acharnement contre M. Le Floch-Prigent, ou comme il le rappelle lui-même les gros titres racoleurs sur Johnny Hallyday et Lady Di — ces deux derniers, anecdotiques, pouvant être cités), il est moral.


Addendum au 13/10/2003

Un quotidien « de référence » comme Le Monde compte plus sur des lecteurs comme MM. Brignon, Geffroy, Kujanski, Coulangeon et Mme ou M. S. Donzel pour assurer sa vente de fond que sur un lectorat pouvant s'intéresser au « cahier central ». En miroir, MM. Brignon, Geffroy, Kujanski, Coulangeon et Mme ou M. S. Donzel comptent plus sur Le Monde que sur un autre quotidien pour leur apporter une information (assez) fiable, (assez) documentée, (assez) pondérée et (assez) peu sensationnaliste. On dira la même chose de tous les quotidiens généralistes réputés sérieux (Figaro, Libé, Huma et même France Soir ou Le Parisien). Bien sûr, le lectorat n'attend pas de Libération ou du Figaro le même genre de pondération ou de fiabilité, mais à son jugé, c'est ce qu'attend de son quotidien un lecteur quelconque.

“De temps à autres”, c'est-à-dire, selon mon estimation, au moins une fois par semaine et dans les périodes de fort étiage plusieurs fois par jour, un journal et plus largement un média « dérape », diffuse des informations ou fait des titres qui dans l'image qu'on se fait d'un média sérieux en général et celle qu'on se fait de tel précisément, ne sont pas « dans son ton habituel ». Un lieu commun qui n'a pas trop de sens, parce que comme dit une ou plusieurs fois par semaine un média quelconque publie de ce genres de nouvelles, donc à y réfléchir si ce n'est pas dans le ton dominant, c'est du moins « dans le ton habituel » — une harmonique fréquente… Parfois, ça dépasse tout de même nettement le « niveau de dérapage acceptable », ou quelque chose comm ça. Du fait, il y a un courrier critique plus abondant que d'habitude, et le médiateur se sent alors obligé de faire une mise au point. Vis-à-vis des lecteurs, le rôle principal du médiateur n'est pas de se faire leur porte-parole auprès de la rédaction, mais de les rassurer en prouvant que « la rédaction prend vos avis en compte ». Ce n'est pas si vrai, l'existence du médiateur montre que la rédaction a intégré dans sa stratégie de communication aux lecteurs qu'elle sera assez régulièrement amenée à « faire une mise au point » pour devoir appointer une personne (en fait, quatre pour Le Monde) uniquement chargée de « faire tampon ».

On peut considérer la chose ainsi : MM. Colombani et Plenel ont vite considéré que la réorientation engagée pour Le Monde poserait des problèmes au lectorat « classique » du quotidien, celui qui croit acheter le « quotidien de référence » qu'il est censé être ; le médiateur sert dans ce contexte de « soupape de sûreté » en donnant l'apparence de leur offrir une voix au sein de la rédaction, de les « représenter », et permet ainsi qu'ils en viennent à minorer la part que prennent effectivement les supposés dérapages. Ça ne garantit pas que tous les lecteurs se satisferont de cet emplâtre sur une jambe de bois, mais du moins qu'un assez grand nombre, considérant que « le journal prend en compte les remarques de ses lecteurs », ne se détournera pas de lui. Ce qui permet au Monde de continuer à publier en gros titre et à la “une” des manchettes alléchantes pour un lectorat volatil, qui circonstanciellement, sur un ou quelques numéros, fera monter les ventes de manière significative. Le lecteur un peu dégoûté par ces pratiques continuera pour son compte à faire l'achat de fond, parce qu'il veut quoi qu'il en soit s'informer, qu'à son jugé Le Monde, malgré ses défauts reste encore le meilleur instrument pour ça. Le médiateur a donc bien, quoi que dit, une fonction par rapport aux lecteurs, mais par ce qu'il représente, non par ce qu'il écrit. Le contenu de sa chronique est, j'y insiste, plutôt destiné aux rédacteurs, ça vise à les rassurer, à leur donner à lire que dans l'ensemble ils font bien et honnêtement leur travail, que certes il y a des dérapages, mais dûs principalement (parmi les « excuses » les plus régulièrement énoncées par le médiateur) à la « nécessité » de publier telle information — « nécessité d'informer », s'entend, et non nécessité de faire de la vente —, à « l'information qui va de plus en plus vite » (j'ai lu au moins trois médiations dont « la vitesse » était l'objet principal), à « l'impossibilité de vérifier toutes les informations », sans compter les malveillances — les personnes ou institutions donnant sciemment de fausses informations —, bref, aux circonstances des événements plutôt qu'à l'essence du journal.

Fin de l'addendum.